L’attaque au couteau à Nice ayant fait trois morts, jeudi, survient après deux attentats terroristes en à peine plus d’un mois. Si l’une des raisons derrière cette succession d’attaques tient au contexte, avec la tenue du procès des attentats de janvier 2015, le caractère religieux des motivations des terroristes peut aussi expliquer leur passage à l’acte.
« Notre pays a été frappé par une attaque terroriste islamiste », a annoncé le chef de l’Etat devant la basilique Notre-Dame jeudi. Le parquet antiterroriste a également été saisi dans la journée. Cet attentat commis à Nice se situe, a priori, dans la lignée des attentats islamistes commis depuis un mois, devant les anciens locaux de Charlie Hebdo le 25 septembre, et à Conflans-Sainte-Honorine le 16 octobre. Mais pourquoi une telle succession d’attaques?
« La recrudescence de ces dernières semaines est très probablement liée au procès Charlie Hebdo et à la republication des caricatures, qui a suscité de fortes réactions dans la djihadosphère », estime Marc Hecker, chercheur à l’Institut français des relations internationales et spécialiste du terrorisme, citant notamment un communiqué de l’agence Thabat, agence proche d’Al-Qaïda.
Publié dimanche dernier, il appelait à des attentats dans des lieux de culte chrétiens mais aussi à des attaques contre des musulmans présentés comme « collaborateurs de l’Etat », c’est-à-dire, ayant défendu la liberté d’expression et refusé de condamner les caricatures. A Nice, le terroriste aurait pu s’inspirer d’un tel message, « sans doute connu des personnes qui passent à l’acte », d’après le chercheur. « En effet, on découvre souvent dans les enquêtes post-attentats que les assaillants consultaient de la propagande en ligne. On parle à ce sujet de ‘terrorisme d’inspiration’, ce qui signifie qu’il n’y a pas nécessairement de commanditaire précis ».
Des caricatures qui n’appartiennent plus au seul « cercle français »
L’attentat de Nice se produit aussi dans un contexte international très tendu, à la suite des propos d’Emmanuel Macron affirmant que le pays ne renoncerait pas aux caricatures après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine. Une déclaration qui a provoqué une pluie de condamnations en provenance des pays musulmans, le président turc Recep Tayyip Erdogan estimant ainsi que les musulmans européens étaient victimes d’une « campagne de lynchage ». Au Bengladesh, 40.000 personnes ont manifesté mardi à Dacca en appelant au boycott des produits français.
De quoi fournir aux djihadistes « une structure d’opportunité, assure Myriam Benraad, chercheuse à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, qui favorise leur message, l’activation de sympathisants, d’individus qui partagent avec eux un cœur de doctrine ». « Un lien de corrélation est indémontrable, affirme de son côté Marc Hecker, qui rappelle aussi qu’ « il y a eu des attentats de Daesh dans la Turquie d’Erdogan, dans la monarchie wahhabite, au Pakistan, etc. Les djihadistes qui frappent la France n’attendent pas une autorisation du chef d’Etat turc ou d’un ancien Premier ministre de Malaisie » – référence à un tweet de Mahathir Mohamad publié peu après l’attentat de Nice et qui légitimait les assassinats de Français.
Myriam Benraad pointe également un « effet de mimétisme », des « cycles de représailles qui vont en alimenter d’autres ». Ceux-ci seraient démultipliés par internet et les réseaux sociaux, qui favoriseraient l’émergence « en toute impunité » de propos haineux, poussant leurs auteurs à penser « que leurs affirmations sont légitimes ». De fait, retrace Marc Hecker, « avant l’émergence d’Internet, les dessins satiriques restaient dans une ère culturelle donnée. Aujourd’hui, quand Charlie Hebdo publie une caricature, elle se diffuse rapidement sur les réseaux sociaux et atteint une audience mondiale, qui ne partage pas les mêmes références culturelles que les Français. Cela peut choquer bien au-delà des cercles djihadistes ».
Déterminer le cadre exact des actes terroristes a son importance, car « des individus passent à l’acte dans un contexte, établit Myriam Benraad. On ne pourra jamais expliquer le terrorisme en fonctionnant sur du tout-sécuritaire, cela répond aussi à des logiques plus larges qui dépassent les milieux radicaux, connus, identifiés. »
Le fanatisme, vrai moteur du djihadisme?
Le contexte n’est toutefois pas la seule explication que retient Wassim Nasr. Ce journaliste à France 24, auteur de Etat islamique, le fait accompli (Plon) et spécialiste des questions djihadistes, rappelle que le terrorisme islamiste se fait habituellement à des « fins politiques », « attaquer les positions américaines au Levant, l’attaque contre Charlie Hebdo ou celle du 13-Novembre », illustre-t-il. Or, les attaques terroristes commises depuis septembre relèveraient cette fois « du pur fanatisme, qui n’a pas de fin politique en soi ».
Devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, comme à Conflans-Sainte-Honorine, il s’agirait de « deux attaques non menées au nom d’un groupe, mais par deux personnes fanatiques ». Qu’il s’agisse du terroriste pakistanais ou tchétchène, quand les caricatures du Prophète sont publiées, « ce qui est attaqué, c’est sa norme ». Dès lors, « les personnes susceptibles de passer à l’acte sont beaucoup plus nombreuses que les personnes dans la sphère djihadiste traditionnelle », dit-il. Ce qui risquerait de « déborder » les renseignements territoriaux.
« Je ne peux pas dire que c’est un changement de modèle ou de tendance, c’est trop tôt », temporise Marc Hecker. Le chercheur rappelle que les enquêtes sont toujours en cours concernant les deux premiers attentats de l’automne. D’après Franceinfo, le terroriste de l’attentat devant les locaux de Charlie Hebdo aurait ainsi, dans une vidéo tournée peu avant les faits, cité le nom d’Ilyas Qadri, prédicateur pakistanais influent ; celui de Conflans-Sainte-Honorine aurait été en contact avec deux djihadistes présumés en Syrie, rapporte Le Monde.
En revanche, Marc Hecker note « une récurrence d’attentats qui ne sont pas commis par des Français » ces derniers mois, alors que « plus de 90% des personnes » condamnées pour terrorisme entre 2004 et 2017 « avaient la nationalité française », constate-t-il dans son étude « 137 nuances de terrorisme ».
Mais, selon lui, les attentats de l’automne restent inscrits dans les motivations classiques de la djihadosphère. Ils évoquent en particulier la « stratégie des mille entailles » qui vise à « affaiblir voire tuer le corps social en le saignant par des attaques répétées, et en provoquant une surréaction des autorités ou d’une autre partie du corps social ». Marc Hecker craint en particulier un « scénario noir » comme l’attentat de Christchurch, commis par un terroriste d’extrême-droite en Nouvelle-Zélande, qui avait tué 51 fidèles musulmans en mars 2019. « Une telle attaque pourrait déclencher une escalade de la violence très difficile à maîtriser », précise le chercheur en ajoutant que des appels à la vengeance circulent activement en ligne dans la mouvance identitaire.
Wassim Nasr, lui, estime que prêter des intentions politiques à ces récents attentats en fausse l’analyse : « On est en train de donner une dimension politique à ce qui n’en a peut-être pas », déplore-t-il. Le journaliste pense au contraire qu’il aurait fallu souligner « la dimension fanatique et l’incompatibilité culturelle des assaillants avec leur nouvel environnement » dans le cas des derniers attentats, afin de mieux y répondre.
Les motivations religieuses des djihadistes ne sont toujours pas prises en compte correctement
« Si l’on saisit la dimension profondément religieuse de ces actes, on est obligé de raisonner à une échelle qui n’est plus étroitement française, abonde Jean Birnbaum. La foi ne connaît aucune frontière, ni nationale ni sociale. » Le journaliste du Monde, directeur du Monde des livres, a publié la veille de l’attentat de Nice une tribune dans Le Monde retraçant le scénario « invariable » des campagnes djihadistes. Leurs auteurs, précise-t-il au JDD, ont en commun d’être « aimantés par un horizon profondément religieux, porteur d’une espérance radicale ». Or, dans nos sociétés sécularisées, « nous peinons à comprendre cela, car nous avons oublié la puissance morale et politique du religieux, sa force autonome ».
Sauf que les motivations religieuses des djihadistes ne sont toujours pas prises en compte correctement, selon Jean Birnbaum. Il en veut pour preuve les propos d’Emmanuel Macron lors de l’hommage national à Samuel Paty : « Après tout, il n’était pas la cible principale des islamistes, il ne faisait qu’enseigner. Il n’était pas l’ennemi de la religion dont ils se servent ». Pour le journaliste, dire que les terroristes ne font que « se servir » de la religion revient à nier leur motivation authentiquement religieuse, à présenter leur discours comme un pur prétexte, alors que « partout, de Paris à Nairobi, ils tuent en proférant les mêmes paroles, ces paroles sacrées qui seules leur donnent la force de faire ce qu’ils font ».
Marc Hecker considère pour sa part que le discours sur le sujet a changé depuis la vague d’attentats de 2015-2016, à la fois de la part des pouvoirs publics et des dignitaires musulmans. « La dimension religieuse du djihadisme n’est plus aujourd’hui un tabou » et l’accent est au contraire mis sur le fait qu’une « vraie lutte intellectuelle doit être menée au sein même de l’Islam ».
Prendre en compte cette dimension religieuse permettrait aussi de ne se pas être réduit à la sidération, à l’effroi, comme c’est le cas après chaque attentat, complète Jean Birnbaum. « Si vous considérez celui qui veut votre mort comme un barbare ou un débile, vous n’anticipez pas ses gestes de la même manière que si vous le prenez au sérieux, en admettant qu’il est mû par une espérance radicale, inscrite dans un projet millénaire ». Replacer les djihadistes dans ce contexte aiderait à comprendre leurs actes, sans les rabattre exclusivement sur les seuls enjeux sécuritaires. « Ils y croient. Mais nous, le fait qu’ils y croient, on n’arrive pas à y croire. »
Louis de Briant pour leJDD.fr